Regards croisés : les passerelles entre le design japonais et international

Regards croisés : les passerelles entre le design japonais et international

Depuis plus d’un siècle, le design japonais inspire, intrigue et dialogue avec la scène internationale. Un échange fécond entre rigueur, minimalisme et émotion contenue, dont les influences croisées ont nourri les avant-gardes européennes, les expérimentations modernistes et les grandes heures du design industriel. À travers notre nouvelle sélection, de Kuramata à Kenmochi, de Yanagi à Kondo, Fujimori, Inui ou encore Daisaku Chō, nous retraçons les grandes étapes de cette conversation entre les cultures.

Le japonisme et les racines du modernisme européen

Tout commence à la fin du XIXe siècle, avec l’ouverture du Japon à l’Occident et la naissance d’un engouement profond pour son esthétique. Le japonisme s’installe en France et en Europe, bouleversant les règles établies des arts décoratifs. Emile Gallé, parmi d'autres, s'inspire du répertoire japonais — motifs naturalistes, asymétrie, raffinement des matières — pour renouveler le vocabulaire décoratif. Cette fascination pour l’art du détail japonais infusera ensuite les grands mouvements de la modernité.

Vase par Emile Gallé, France vers 1920 

 

Dans les années 1920, l’influence du Japon traverse l’Italie de l’Art déco, où des créateurs comme Carlo Bugatti ou Eugenio Quarti puisent dans l’expressivité du bois courbé, la finesse des laques, et une certaine idée de la simplicité précieuse. Ce sont les prémices d’un langage universel qui résonnera bientôt dans tout le champ du design.

Bruno Taut : révélation japonaise pour l’avant-garde allemande

Dans les années 1930, l’architecte Bruno Taut, en exil au Japon, découvre une culture du bâti fondée sur la légèreté, la modularité et l’harmonie avec la nature. Son émerveillement devant la villa impériale Katsura, chef-d'œuvre d’architecture du XVIIe siècle, nourrit des écrits fondateurs pour l’avant-garde européenne. Mais son rôle ne s'arrête pas là : en enseignant, en écrivant et en rencontrant des architectes et artisans locaux, Taut participe également à faire émerger une nouvelle conscience au Japon. Conseiller à l’International Architecture Research Institute (IARI) de Sendai, il incite les designers japonais à s’éloigner des modèles occidentaux qu’ils imitent, les encourageant à explorer des formes et matériaux traditionnels tout en intégrant les principes modernes de simplicité et d’efficacité. Ce regard extérieur, à la fois rigoureux et admiratif, aide le Japon à redécouvrir la modernité inscrite dans sa propre tradition. L'influence de Taut sur la jeune génération, dont Kenzo Tange et Junzo Sakakura seront les héritiers, permettra au Japon de prendre une place affirmée dans le dialogue architectural et esthétique mondial.

Photo de la Villa Impériale de Katsura

 Charlotte Perriand : immersion et transmission

L’un des ponts les plus remarquables entre l’Europe et le Japon est sans doute celui que Charlotte Perriand a su bâtir. Dans les années 1930, alors qu'elle collabore avec Junzo Sakakura à l’atelier de Le Corbusier à Paris, leurs échanges intellectuels préfigurent une fertilisation croisée entre les deux cultures. En 1940, invitée au Japon par le ministère du Commerce et de l’Industrie, Perriand y découvre un mode de vie structuré par l’harmonie entre l’homme et son environnement. Elle apprend les gestes, s’imprègne des rituels et revisite son propre langage formel. Les pièces qu’elle conçoit avec des artisans japonais, ainsi que son mobilier pour la résidence de Tokyo, expriment cette fusion respectueuse entre les deux cultures. Lorsqu’elle crée des objets pour la cérémonie du thé, elle en saisit la subtilité et la rigueur. À son retour, sa vision du design est transformée. Les lignes simples, la justesse des proportions et le respect du matériau caractérisent désormais son travail. Au fil du temps, elle sera surnommée "la plus japonaise des designers françaises".

 

Charlotte Perriand et Sakakura, 1941


 

© AChP


 L'après-guerre : la naissance du design industriel japonais

L’après-guerre marque un tournant décisif dans l’histoire du design japonais. Junzo Sakakura, ancien collaborateur de Le Corbusier, adapte les principes du modernisme occidental à la culture japonaise, mettant en avant la légèreté, la modularité et la sobriété des formes. Son influence va bien au-delà de l’architecture : il encourage des figures comme Isamu Kenmochi à explorer les possibilités du mobilier moderne.

Dans les années 1950, Charles et Ray Eames, pionniers du design moderne américain, voyagent au Japon et tissent des liens avec des architectes et designers locaux. Fascinés par l’artisanat japonais, ils nourrissent un respect mutuel avec leurs homologues nippons, qui, à leur tour, s'inspirent de leurs recherches sur les matériaux, comme la fibre de verre et le contreplaqué moulé.

C’est dans ce contexte que Tendo Mokko, éditeur fondé en 1940, voit son essor grâce à des collaborations avec des designers comme Kenmochi. L'entreprise devient un laboratoire de modernité, fusionnant savoir-faire traditionnel et production de masse. Parmi ses créations emblématiques, on retrouve la chaise Kabuto ou la table Mitsukaeshi, des objets alliant ergonomie, pureté formelle et légèreté visuelle.

Des designers comme Sori Yanagi, fils du théoricien du mouvement Mingei ((mouvement des arts populaires japonais qui défend les objets artisanaux simples, fonctionnels et faits main) poursuivent cette rencontre entre artisanat et modernisme occidental. Son tabouret Butterfly, produit par Tendo Mokko, incarne cette fusion parfaite entre forme organique, conception industrielle et essence japonaise.

Tabouret Butterfly par Sori Yanagi, Design 1954

 

L’influence du design scandinave : simplicité et harmonie

Dans les années 1950 et 1960, le Japon se laisse profondément marquer par l’influence du design scandinave. La simplicité des formes, la fonctionnalité et l’accent mis sur les matériaux naturels résonnent profondément avec la culture japonaise. Des designers comme Sori Yanagi, influencés par Alvar Aalto et Hans Wegner, adoptent une approche similaire en mettant l’accent sur l’ergonomie, la nature des matériaux et une esthétique épurée. En parallèle, le Japon prend ses distances avec le design américain de l'après-guerre, caractérisé par l’industrialisation excessive et la production de masse. Un rejet de cette logique de "produit pour tous" au profit d’une conception plus humaine et respectueuse des traditions artisanales se fait alors sentir. Ainsi, le design japonais s’approche davantage du modèle scandinave, cherchant à améliorer la qualité de vie tout en restant fidèle à la culture locale.

Memphis et la révolution postmoderne

Dans les années 1980, le Japon s’affirme dans le postmodernisme avec une forte présence dans le mouvement Memphis Milano. Fondé par Ettore Sottsass, ce groupe avant-gardiste accueille le talentueux Shiro Kuramata, qui révolutionne le design avec ses créations radicales et poétiques. Des pièces comme la table Nara, ou ses expérimentations avec l’acrylique et le métal, le placent au cœur de cette révolution esthétique. Aux côtés de Kuramata, des designers comme Shosaku Kondo, créateur de luminaires en verre opalin, et Isamu Kenmochi, participent à une fusion unique entre artisanat japonais et innovation industrielle. Ce dialogue entre tradition et modernité, entre matériaux classiques et nouvelles techniques, fait du Japon une référence incontournable dans l’avant-garde du design postmoderne.

Table Basse Nara par Shiro Kuramata pour Memphis Milano, 1983 

 

Aujourd’hui : un dialogue toujours vivant

Aujourd’hui, le Japon continue de marquer le design mondial avec des créateurs contemporains comme Nendo et Tokujin Yoshioka, qui réinventent les codes traditionnels tout en intégrant des innovations modernes. Leur travail, fidèle à l’esthétique minimaliste japonaise, fait écho à la fusion entre artisanat et technologie, prouvant que l’influence japonaise demeure une référence clé, alliant beauté, fonctionnalité et respect de la nature.

À travers cette sélection, nous vous invitons à redécouvrir l’histoire d’un dialogue sensible, où le design japonais, loin d’être isolé, s’est nourri d’échanges, de regards croisés, et de réinterprétations. Un univers fait de rigueur et de poésie, de discrétion et de force,  résolument tourné vers l’essentiel.

 

Publié lé : 28 avril 2025